Rendez-vous avec une œuvre: August Walla par Linus Kessler, guide à la Collection de l'Art Brut

Le cosmopolitisme du rejeté

D’après la doctrine chrétienne, après la vie terrestre, une autre vie - éternelle - nous attend. Mais que se passerait-t-il, quand à son tour, cette vie-là, devait prendre fin? Quel Dieu alors régirait le monde une fois passé l’éternité?

August Walla est né en 1936 à Klosterneuburg et mort en 2001 à Maria Gugging. Cet auteur autrichien prolifique cherche à conjurer l’angoisse de cette question abyssale par la mise en place d’une religion personnelle et mystique. Ce n’est guère un problème théorique pour lui qui a vécu de près la mort de sa grand-mère Rosina à seulement six ans, et qui échappe de peu à la mort trois ans après. En effet, ses difficultés d’apprentissage le conduisent dans le tristement célèbre Institut spécialisé « Am Spiegelgrund ». Sous le régime eugéniste nazi, plus de 800 enfants y ont trouvé la mort dans des conditions abominables, August Walla doit probablement sa survie à la réussite d’un test d’intelligence. Il s’agira désormais de tout mettre en œuvre pour sauver sa mère Aloisia, dont il est aussi proche que dépendant, du funèbre destin entrevu.

 Aujourd’hui, on connaît Walla comme pensionnaire de la « Maison des artistes » de l’hôpital Gugging, où il réside dès son ouverture en 1981. De son œuvre, on retient de grandes peintures aux couleurs éclatantes constellées de signes cryptiques et de figures divines ou diaboliques réalisées à même les murs de sa chambre, sur des toiles, des meubles, des objets récupérés et sur les arbres. En multipliant les sources d’expression Walla est un des créateurs autrichiens les plus inventifs de son siècle.

Il écrit dans une langue destinée au « monde-de-la-fin-de-l’éternité », la Weltallendesprache. En puisant dans des dictionnaires étrangers, il élabore une langue universelle pré-babelienne, faite d’allemand, d’afrikaans, de russe ou encore de japonais, le tout transcrit en alphabet latin. De plus, il intègre de façon récurrente des signes diacritiques comme le fameux - ! - Ce travail de refonte de la langue et des signes fait de lui un poète à part entière. Ses néologismes ont une force expressive rare, les capsules poétiques témoignent d’une maîtrise joyeuse des possibilités combinatoires de la langue allemande. Pour n’en citer qu’une, « Ewigkeitenderedeautomat - Automate parolier de la fin de l’éternité ».

Mais Walla photographie également les grands écriteaux qu’il a peints, les intérieurs de lieux précaires où il vit seul avec sa mère Aloisia dans les années 60 et 70, mais aussi son portrait dans des poses aux allures rituelles. Ses photographies sont un pan de l’œuvre qui reste encore mal connue. Le psychiatre Léo Navratil (1921-2006), qui découvre Walla en 1970 et l’invite dans sa Haus der Künstler une décennie plus tard, n’accorde que cinq pages à ce sujet dans une monographie qui en compte plus de 400.

À cela, il faut ajouter l’aspect performatif de son œuvre. Entre autres interventions dans l’espace public, Walla graphe à la craie Idiotenanstalt,-Institut pour Idiots- sur la route devant la maison où il est hébergé. Par ailleurs, il asperge d’eau bénite ses inscriptions peintes sur les arbres.

En somme, la pluralité et l’enchevêtrement des moyens d’expression utilisés par l’auteur ne peut que nous impressionner. À cela, il faut ajouter son syncrétisme spirituel unique. En dehors des divinités chrétiennes (Jesus, Maria, Sabaoth et l’esprit-saint,Isoth ou juives Jeremias notamment), il évoque des dieux païens de sa conception propre (Seirrill) ou connus (Woddan, Odin en français), aux noms parfois empruntés (Allah). À cela s’ajoutent des divinités d’origine polythéiste (Schiwa et autres), et des dieux imaginaires en charge du monde par-delà l’éternité, d’un côté Sattus, dieu suprême dont le signe est un cercle traversé par un bâton, plutôt gentil, bien que satanique par certains aspects, et dont Walla essaie de se rapprocher pour assurer sa propre sécurité, ainsi que celle de sa maman. De l’autre, le mystérieux Saaahnh, le dieu de la fin de tout. Car la question se pose, comment finira ce qui prendra place après l’éternité ! Dans tous les cas, pour se faire l’ami de ces dieux supérieurs August Walla doit renier son catholicisme premier en se faisant « demi-diable », c’est le prix à payer pour se prémunir du mauvais sort d’une simple mortalité.

Or, la mort indifférente emporte sa mère Aloisia en 1993. Dès lors, les thèmes mystiques disparaîtront largement de son œuvre, il se tourne alors vers des sujets quotidiens. Il meurt moins de dix ans plus tard, en 2001.

Prophétie d’un artiste total ou délire d’un enfant traumatisé, la pratique créatrice d’August Walla remplit en tout cas au moins deux fonctions primaires et ancestrales de l’art, premièrement, transformer le domaine inanimé des objets en un monde signifiant afin de se protéger par cette création du mauvais œil par une fonction apotropaïque et, deuxièmement inventer un monde parallèle oublié, alternatif ou à venir par une approche transcendantale.

Se prémunir, s’évader, en démiurge d’un monde magique unique, Auguste Walla, par le biais de son œuvre, expose notre état fragile d’humanité. Avec étonnement, nous découvrons que c’est parfois en s’attardant sur celui-ci que l’on se fortifie.

 

Date de publication: 15.02.2022